Ouverture

Le tableau de la société capitaliste que j’ai peint ici à larges traits n’est pas très optimiste. On peut m’opposer à tous les maux présentés dans chaque chapitre que nous avons encore des droits humains, que des avancées sont peut-être à venir aussi, par exemple, concernant les droits des animaux. Mais le but poursuivi, en soulignant plus les défauts de notre système plutôt que ses quelques qualités, était d’ouvrir à une société possiblement meilleure. Si « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », alors il est inutile de réfléchir à une société plus juste et il faut se contenter de celle qui existe. Les classes dominantes ont toujours tendance à être de ces « satisfaits » qui considèrent que rien ne peut être pire que notre société, sauf tout le reste. Mais les perdants rêvent d’un autre monde, et ils ne rêvent pas d’un monde où ils seraient les gagnants, ils rêvent d’un monde où il n’y aurait pas de perdants.

Ce monde ne s’obtient malheureusement pas sans lutte : toutes les avancées sociales ou révolutionnaires se sont obtenues dans un rapport de force. Cela ne veut pas dire que la violence et le sang sont nécessaires à la révolution. Je ne le crois pas, et je pense que le dénigrement de la non-violence est une erreur à plus d’un titre. D’abord, il me semble facile pour un philosophe de théoriser la violence dans de jolis ouvrages en espérant qu’elle ne reste pour lui qu’un objet d’étude bien lointain. Ensuite, la violence est, par définition, l’outil privilégié des forts et des puissants. Les révolutions victorieuses qu’ont été la Commune en 1871 ou l’Espagne libertaire de 1936 ont été des guerres perdues. Elles avaient gagné les cœurs et ont été vaincues par les armes, par la violence d’État.

La réflexion du lien entre guerre et révolution est à creuser : de la Révolution française à la révolution espagnole en passant par la révolution russe, les deux phénomènes sont bien souvent liés, et la violence mène souvent la révolution à sa perte. La guerre a mené Napoléon au pouvoir qui a enterré la Révolution. La révolution victorieuse de 1917 a été, elle, vaincue par ses propres armes aux mains d’un pouvoir voulant imposer « sa » révolution, contre celle des ouvriers eux-mêmes qui ne réclamaient que le pouvoir aux soviets, c’est à dire aux conseils ouvriers.

Le folklore révolutionnaire rappelle souvent ces dates marquantes, mais la révolution la plus réussie est peut-être une révolution encore bien vivante : celle des zapatistes du Chiapas au Mexique, qui ont réussi à imposer, depuis 1994, une société organisée de façon plus égalitaire et démocratique que toute autre dans le monde actuel.

Leur modèle ne peut toutefois pas être importé tel quel, eux-mêmes ne présentent pas leur révolution comme une recette à suivre à la lettre, puisqu’elle repose sur les spécificités locales, notamment sur les populations indigènes de la région.

Les voies non-violentes que la révolution peut prendre aujourd’hui pourront ressembler à la « zone à défendre » de Notre Dame des Landes qui a, il me semble, un cousinage avec le Chiapas zapatiste. Elles pourront arriver par des occupations de places, qui deviendraient des « soviets » de quartier : une Nuit Debout par quartier, des assemblées suffisamment nombreuses pour ne pas se contenter d’être des lieux de débat mais devenir les lieux de décision d’une nouvelle démocratie directe. Elles pourraient encore prendre la forme d’une redécouverte de la grève générale, étendant cette grève aux bénévoles et à la grève de la consommation. Ou bien elles seraient encore à inventer, imprévisibles. Au moment où j’écris ce texte, les « soviets » se sont réinventés sur les ronds-points des Gilets jaunes et la non-violence semble plus que jamais une revendication à défendre, en n’oubliant pas de commencer par réclamer la non-violence d’État, ce que les manifestants ont fait, le 2 février 2019, en défilant contre les armes dangereuses des forces de répression.

Les expériences passées et présentes sont pleines d’enseignements, mais elles nous enseignent justement qu’il n’y a pas de recette toute faite à appliquer pour obtenir un monde meilleur.

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