Chapitre 6 : La presse mal pensée
Religion du « fait »
La crise des institutions démocratiques, la perte de confiance des citoyens dans leurs représentants, touche également ce qu’on appelle parfois le quatrième pouvoir : les médias. Leur dépendance vis-à-vis des puissances d’argent, via la publicité ou par le contrôle direct de grands capitalistes et patrons d’industries, est aujourd’hui très bien documentée. Des sujets entiers à la télévision ou dans les journaux et magazines sont des publicités plus ou moins déguisées, des publireportages, les moindres coups de communication des hommes de pouvoir sont commentés avec enthousiasme. Mais tout ceci est fait dans la plus pure objectivité, car quoi qu’on puisse en dire, ce sont des faits. Le dernier film produit par France 2 sort en salle ? C’est un fait, il est donc légitime d’en parler dans le journal télévisé au même titre que toute autre information. Le président de la république vient de faire une intervention pour nous souhaiter la bonne année par une longue tirade vide de contenu ? C’est un fait, il s’agira de consacrer une soirée à décrypter ce discours vide : le Président a souhaité une bonne année à toutes les Françaises et tous les Français, nous pouvons peut-être espérer un point de croissance supplémentaire, ce qui expliquerait qu’il nous souhaite cette nouvelle année « bonne » plutôt que médiocre.
L’objectivité journalistique, c’est répéter ce que dit le pouvoir entre guillemets et colporter les rumeurs au conditionnel. Rien ne devrait obliger les journalistes à répercuter la communication d’un ministre ou d’un président. S’il y a un déplacement ou une déclaration officielle, si solennelle soit-elle, un journaliste libre devrait simplement pouvoir dire quelque chose comme : « le président de la République s’est exprimé pendant dix minutes pour ne rien dire, nous n’avons donc pas de commentaire à ajouter et nous allons traiter maintenant des sujets importants de l’actualité. » Voilà ce que serait un journalisme libre, plutôt que de considérer comme un « fait » qu’un homme de pouvoir s’est exprimé. Car dans ce cas, le fait principal est le pouvoir de cette personne, pas ce qu’elle dit. Le fait rappelé lorsqu’un journaliste commente un discours vide, c’est que l’homme politique dont on parle est au pouvoir et qu’on est censé s’intéresser à lui.
Mais les journalistes répondront qu’ils se sont contentés des « faits ». Très bien, mais pourquoi ce fait plutôt qu’un autre ? Il y a une infinité de faits chaque instant dans l’univers, un « fait » journalistique est un choix parmi tous ces évènements. Ils répondent à la crise de confiance de leur profession en se cachant derrière ce qu’on pourrait qualifier de « religion du fait ». Le fait est ce en quoi ils croient. Cela leur permet de rétablir leur autorité en les plaçant d’office du côté de la vérité. Nous sommes censés faire confiance aux journalistes car ils ne font que rapporter des faits. Mais, je l’ai dit, s’ils rapportent des faits, ces faits sont sélectionnés. De plus, le mot « fait » est utilisé de façon trompeuse. Car les journalistes ne nous transmettent pas des faits. Les faits sont les choses qui se passent partout dans le monde. Les journalistes sont censés nous les rapporter, certes, mais l’article qu’ils écrivent n’est certainement pas à confondre avec le fait qu’ils rapportent. L’article ou le reportage journalistique n’est pas le fait rapporté, il en est toujours une interprétation. En fait, il existait un mot dans des temps reculés pour désigner ce que les journalistes d’aujourd’hui qualifient de « fait », c’est le mot « information ».
Le mot « fait » est utilisé pour nous faire confondre l’article, l’interprétation des faits, avec la réalité elle-même. Vous ne pouvez pas contester ce que je dis, ce sont les faits ! Non, ce ne sont pas les faits, ce sont des informations tirées des faits après nombre d’intermédiations. Lorsqu’un évènement s’est produit, quelqu’un l’observe et le comprend d’une certaine façon, il y a déjà une interprétation. Puis il rapporte cette observation, créant peut-être un décalage supplémentaire entre son interprétation et ce qu’il dit par les mots qu’il choisit. Le journaliste entend ce témoignage et l’interprète à son tour, ajoutant peut-être une analyse personnelle. Ensuite il rédige son article, choisissant à nouveau des mots qui sont les siens et influenceront la compréhension. Le lecteur lira l’article et le comprendra d’une façon peut-être encore différente de l’intention du journaliste. Puis ce lecteur parlera de cette information à sa famille, ses amis ou ses collègues, se rappelant imparfaitement de l’information et étant plus ou moins habile à choisir des mots justes et à être bien compris. Toutes ces étapes éloignent d’autant l’information du fait. Bien sûr, le journaliste doit travailler à se rapprocher le plus possible du fait, en remontant les sources, en croisant les témoignages, etc. Mais on ne peut confondre l’article journalistique avec les faits eux-mêmes. Les journalistes ne transmettent pas des faits, ils fabriquent de l’information.
Ils fabriquent de l’information, parce que le fait ne se confond pas avec le discours : le fait fait partie de la réalité et le discours en est une interprétation. Et parce que l’information est une fabrication, elle n’existe pas d’elle-même. Elle est le résultat de ce sur quoi l’on s’est focalisé et des grilles de lectures qu’on a appliquées. Les journalistes préfèrent pourtant adhérer à cette religion du fait, qui leur permet de réaffirmer l’autorité de leur parole en la confondant avec la réalité. C’est la fonction de cette notion de « fait », censé faire la liaison, l’égalité, entre la réalité et le discours journalistique.
Fake news ou propagande ?
Le « fait » journalistique fétichisé, confondu avec la réalité, est opposé à un tout nouvel adversaire : les « fake news ». Ce nouvel adversaire désigné par les journalistes souligne le contraste qu’il y aurait entre le journalisme sérieux des grandes chaînes et grands journaux face aux manipulations de médias peu scrupuleux. Mais le contraste est-il vraiment si flagrant ? Les manipulations ne sont-elles pas aussi présentes sous forme de publireportages ou de censures dans ces grands médias « légitimes » ?
Le concept de « fake news » n’est lui-même pas neutre. Pourquoi utiliser un mot anglais pour une idée si banale que la fausse information, traduction mot pour mot de fake news ? Fausse information, information erronée ou propagande, les mots ne manquent pas en français pour désigner une fausse nouvelle ou une manipulation. Mais la spécificité de l’expression « fake news » est qu’elle désigne toujours une information illégitime. Le terme « fake » sonne comme une contrefaçon plutôt que comme un mensonge. Un gouvernement ou un journal « légitime » ne saurait produire de « fake news ». Il peut se tromper, il peut manquer parfois d’objectivité, mais la fake news est le monopole d’internet et de la Russie.
Pourquoi ne pas simplement utiliser le mot « propagande » pour désigner ces informations volontairement fausses ? La propagande n’a pas la connotation d’illégitimité de la fake news : tout au contraire, le mot « propagande » inspire la méfiance envers les discours officiels de tous les camps. La fake news, au contraire, n’est que le discours des opposants internes ou externes.
Bien sûr, la Russie ou l’extrême droite usent et abusent de discours et informations manipulatrices, c’est vrai. Mais il est inutile de parler anglais pour les désigner correctement. Le mot « propagande » est parfaitement adapté. On peut bien sûr faire remarquer que la propagande elle même désignait autre chose que la manipulation au départ, qu’elle ne désignait que la propagation des idées et de la foi religieuse, les mots évoluent. Mais l’expression « fake news » est utilisée pour marquer une asymétrie dans les discours de propagande, c’est un choix politique que de ne pas qualifier ces discours de propagande. Dans son usage actuel, le mot propagande est un mot symétrique, qui peut désigner aussi bien la propagande officielle que les propagandes des oppositions, c’est donc un mot plus neutre et il appelle d’office la méfiance envers l’information officielle tandis que la « fake news » pousse au contraire à se tourner vers le discours officiel.
Liberté d’expression et pouvoir d’agir
Le journalisme tente de résoudre la crise de légitimité qu’il traverse, et que traversent toutes nos institutions de façon plus générale, avec des concepts mal pensés. Mais que serait la presse sans liberté d’expression ? C’est bien une chose certaine que la liberté d’expression est essentielle à la liberté et à l’éclairage de nos opinions. Mais là encore, cette idée de « liberté d’expression » qui nous semble si évidente, est peut-être souvent un peu trop vite pensée.
Qui s’opposerait en effet aujourd’hui à la liberté d’expression ? Interdire à une personne de s’exprimer serait tout à fait digne de la pire des dictatures. On n’imaginerait ainsi pas une seconde que, par exemple, Éric Zemmour ne puisse pas s’exprimer à la télévision : on considérerait cela comme une odieuse censure. À tort.
En réalité, la plupart des personnes, qu’elles aient des choses à dire ou non, n’ont pas accès à la parole à la télévision. La télévision hertzienne est diffusée sur des ondes publiques, qui appartiennent à tout le monde, et qui sont concédées, pour la plupart, à des entreprises privées. Mais ces ondes publiques sont en quantité limitée : le temps de parole y est en quantité finie, il est donc rationné. De fait, la parole n’est donc pas donnée à tout le monde sur ce média, il y a un choix qui est fait entre ceux qui ont la possibilité de parler et ceux qui ne l’ont pas. Les perpétuels absents des ondes hertziennes sont bien plus privés de liberté d’expression qu’un habitué des plateaux qu’on aura le bon goût, pour une fois, de ne pas inviter pour qu’il y déverse sa bile acide.
Éric Zemmour fait partie de ceux qui ont régulièrement la parole à la télévision ou à la radio. On aurait donc l’impression d’une censure si, du jour au lendemain, on décidait de ne plus l’y inviter. Mais il y a beaucoup d’intellectuels bien plus talentueux et rigoureux que lui qui ne sont que très peu ou jamais invités à la télévision. Crie-t-on alors à la censure ? Non, on rappelle la liberté, encore, mais cette fois la liberté des chaînes de télévision contre la liberté d’expression de ces personnes oubliées.
Car la liberté peut être pensée comme absence d’interdiction : j’ai la liberté de m’exprimer parce que personne ne me l’interdit. Mais elle peut aussi être pensée comme pouvoir d’agir, à la manière des socialistes du XIXe siècle ou du philosophe pragmatiste, socialiste et libéral John Dewey : j’ai la liberté de m’exprimer car j’ai les moyens de le faire.
L’absence d’interdiction peut être suffisante pour les médias qui ne connaissent pas la rareté. Oui, on peut acheter le journal que l’on souhaite, donc un journal n’a pas à présenter toutes les opinions. Mais même pour la presse écrite, elle est insuffisante et on voit le pluralisme mis en danger par la concentration de la presse aux mains de quelques milliardaires. Des mesures complémentaires avaient d’ailleurs été prises à la libération, comme la loi Bichet du 2 avril 1947, qui garantit la diffusion équitable de la presse dans tous les points de vente, adoptant ainsi une conception de la liberté d’expression non seulement comme absence d’interdiction mais aussi comme pouvoir d’agir.
Pour les médias diffusés sur des canaux limités comme les ondes hertziennes de la radio et de la télévision, l’absence d’interdiction est insuffisante et même impossible. Elle signifierait que chacun peut utiliser les ondes à sa guise pour diffuser des émissions télévisuelles, ce serait impossible, il faut une régulation. La possibilité de diffuser est donc d’office politique : elle doit être accordée selon des règles justes.
Dans les faits, l’un des critères pour posséder une chaîne de télévision est de pouvoir y investir quelques milliards. C’est donc l’argent qui est la principale source de liberté d’expression, non pas directement pour les personnes invitées, mais pour leur diffuseurs : la liberté d’expression comme possibilité d’expression est déterminée en grande partie par l’argent. On pourrait tout à fait appliquer d’autres critères pour partager la rareté des chaînes de télévision et de radio. Attribuer les ondes par un vote à la proportionnelle. Ou bien partager les ondes de façon équitable entre des associations sur certaines chaînes et des organisations politiques sur d’autres.
La liberté d’expression comprise comme absence d’interdiction de s’exprimer est une idée essentielle de la liberté politique. Mais la liberté d’expression comprise comme accès aux moyens d’expression est un sujet de débat politique. Celle-ci est donnée aujourd’hui par l’argent, mais il ne me semble pas que ce soit le moyen le plus juste ni le plus démocratique d’attribution de cette liberté.