Chapitre 5 : Heureusement, nous sommes en démocratie
Je représente le peuple donc TG !
Le tableau de la société capitaliste que j’ai dressé jusqu’ici est bien sombre. Mais au moins nous ne sommes pas dans un régime dictatorial ou un régime autoritaire comme en Russie. Heureusement, nous sommes en démocratie.
Les premiers à se réjouir de notre régime et à rappeler que nous sommes en démocratie sont sans doute ceux qui la font vivre au quotidien, ou plutôt ceux qui en vivent au quotidien : les élus du peuple. En France, le pouvoir émane du peuple, c’est le peuple qui est souverain, voilà pourquoi l’on peut dire que nous sommes en démocratie, puisque chacun sait que ce mot signifie « pouvoir du peuple ». Il y a toutefois quelques petits détails constitutionnels qui viennent quelque peu modérer ce pouvoir, qui viennent en fait l’empêcher et le confisquer.
« La souveraineté nationale appartient au peuple » nous dit la constitution dans son article 3, affirmant le caractère démocratique du régime. Mais elle ajoute aussitôt, dans la même phrase : « qui l’exerce par ses représentants et par voie du référendum ». Bien, le peuple ne peut être tout entier en assemblée permanente, il lui faut déléguer, mais cela reste démocratique tant que ces délégués restent sous le contrôle du peuple puisque ces élus ne sont pas les souverains, c’est le peuple qui est souverain : tant que ces élus obéissent au peuple, qu’ils ne le dirigent pas, nous sommes bien en démocratie.
Problème : l’article 27 interdit tout mandat impératif, c’est à dire que les élus ne peuvent être tenus d’obéir à qui que ce soit. Que les députés obéissent à un mandat extérieur serait effectivement un problème si, par exemple, des députés exerçant le pouvoir législatif ne faisaient qu’obéir au pouvoir exécutif, ce serait très grave puisqu’il s’agirait d’une atteinte à la séparation des pouvoirs, c’est sans doute à cela que sert l’interdiction du mandat impératif. Malheureusement, si c’était là le but, il est bien loin d’être atteint puisque les députés sont notoirement aux ordres de l’exécutif, quelle que soit la majorité au pouvoir. Par contre, ce qui est certain, c’est que les élus sont protégés de tout mandat impératif imposé par les citoyens : une fois élus, ils ne sont pas tenus de respecter leurs promesses, de rendre des comptes à leurs électeurs. Pas de révocation possible non plus en cours de mandat.
Le peuple déclaré souverain abandonne en fait sa souveraineté lors du vote. Le jour de l’élection, tout le cérémonial autour du vote ne représente pas le peuple exerçant son pouvoir, mais met en scène l’abandon de ce pouvoir : nous entrons souverains dans l’isoloir, mais en mettant une enveloppe dans l’urne, nous reconnaissons que notre pouvoir ne nous appartient plus.
Il nous reste heureusement le droit de protester, le droit de ne pas être d’accord et d’exprimer ce désaccord. Mais l’élu ne manquera pas de dire, seul face à une immense foule mécontente : « grognez toujours : vous ne représentez que vous-mêmes, je représente le peuple ! »
La classe ouvrière sous régime autoritaire
Malgré les imperfections de notre régime, ce n’est sans doute pas le pire, comparé aux autoritarismes plus durs qui peuvent exister de par le monde. Nous avons des contre-pouvoirs, des syndicats, des associations, une relative liberté d’opinion. Mais est-ce bien là toute la réalité de notre société ? Il est intéressant d’étudier les caractéristiques de notre régime, et je n’en ai fait qu’une très brève esquisse ici, mais notre société se borne-t-elle à l’intérieur de nos seules frontières ?
Tandis qu’une large part de la production a été délocalisée, peut-on sérieusement continuer à évaluer notre société de façon si limitée ? Nous faisons aujourd’hui société avec l’Asie, l’Amérique, l’Afrique, avec la Chine, les USA, la Côte d’Ivoire… Des entreprises du monde entier commercent avec nous, mais les entreprises françaises aussi exploitent des travailleurs et des travailleuses du monde entier. Il serait donc logique de juger notre société dans toute son étendue.
Les ouvrières du textile au Bangladesh travaillent pour nous faire des vêtements, elles font partie de notre société. De même pour les ouvriers et ouvrières en Chine. Le droit du travail, ou son absence, et les conditions des droits fondamentaux et démocratiques de ces pays ne nous sont pas extérieurs. Le grand patronat a changé d’échelle et pense à l’échelle mondiale. Nous devrions nous aussi penser mondialement la condition de la classe ouvrière, dans la tradition internationaliste.
Si l’on ne demande pas encore aux ouvriers français de déménager en Chine, c’est la classe ouvrière qu’on déplace vers des pays autoritaires et sans droits sociaux. La classe travailleuse mondiale est ainsi, par le jeu de la libre circulation des capitaux, mise sous le joug de dictatures ou de conditions de travail déplorables. Cette classe productrice n’est pas en concurrence avec nous : c’est nous, notre classe, qui est en train d’être replacée dans les conditions du XIXe siècle par la classe capitaliste. « Les travailleurs n’ont pas de patrie1 », disaient Marx et Engels. Mais la classe capitaliste, elle, utilise les frontières pour contenir les travailleurs au sein de pays liberticides et empêcher la contagion de ceux-ci par les droits sociaux acquis au cours de notre propre temps industriel.
Les marchandises et les capitaux peuvent circuler mais pas les êtres humains, afin de maintenir notre servitude2. La délocalisation est la méthode rapide d’asservissement de la classe ouvrière. La méthode lente est la réforme antisociale appliquée chez nous, le démantèlement du droit du travail et de la sécurité sociale, des droits à l’assurance chômage et de toutes les conquêtes des luttes sociales et révolutionnaires de l’ère industrielle.
Avec les délocalisations, la classe ouvrière vit de plus en plus en dictature. On essaye, par la réforme, d’abolir ses droits sociaux. Mais l’entreprise est en elle-même essentiellement une organisation autoritaire. On parle parfois de « société » : société par actions, société à responsabilité limitée, etc. Ces sociétés ne sont pas démocratiques. La société capitaliste est une société autoritaire où le patron commande et où le salarié n’a pas de pouvoir. Le libéralisme considère l’économie comme un champ à part, mais le champ économique est politique : nous vivons une grande partie de notre temps dans l’entreprise, mais l’entreprise n’est pas une société démocratique.
Une entreprise démocratique serait une entreprise autogérée. En fait, il existe des expériences de ce type, comme 1336, que les ouvriers et les ouvrières ont repris en main après une longue grève. Il y a bien un droit de vote dans les sociétés par actions, mais ce ne sont pas les travailleurs qui votent, ce sont les actionnaires, ce n’est pas le principe « une personne, une voix » qui prévaut, mais « une action, une voix ». Dans une société anonyme, c’est le pouvoir de l’argent, pas le pouvoir du peuple. Et la tendance actuelle est malheureusement plutôt d’appliquer les méthodes de gestion des entreprises en politique plutôt que d’étendre la démocratie à l’économie.
Crise de la démocratie : taper plus fort pour renforcer la confiance dans les élus
La démocratie n’est pas vraiment un principe à la mode au sein de la classe politique, et particulièrement dans son hémisphère droit. Face à la montée de l’abstention, au sentiment des citoyens de ne plus être représentés, à ce qu’on appelle parfois la « crise de la démocratie », on pourrait penser qu’il serait judicieux de répondre à la demande populaire de démocratie en donnant plus de place aux citoyens. Le mouvement Nuit Debout était constitué pour une grande part de débats autour des moyens à mettre en œuvre pour redonner de la substance au mot démocratie, pour que le peuple reprenne réellement le pouvoir. Celui des Gilets jaunes, commençant sur une revendication fiscale ponctuelle (la taxe sur le gasoil) a vite élargi ses revendications à des considérations démocratiques avec le référendum d’initiative citoyenne. Une offre politique, si peu sincère serait-elle, pourrait répondre à cette demande. Elle existe à gauche avec la VIe République de la France Insoumise ou avec les éléments de démocratie directe que défendent le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) ou AL (Alternative Libertaire).
Mais à droite, la stratégie semble différente : le mot d’ordre (c’est le cas de le dire) reste « l’autorité ». C’est le mot classique des idéologies de droite qui, sous couvert de défendre « l’ordre », défendent en réalité l’ordre social existant. Les royalistes défendaient l’ordre, l’ordre existant de la domination de la noblesse. Les bourgeois actuels défendent l’ordre social capitaliste qui garantit la domination de la classe possédante. Le mot « ordre » est toutefois quelque peu dévalué. On l’utilise plutôt désormais pour le maintien de l’ordre public, qui n’est pas toujours étranger néanmoins avec le maintien de l’ordre social lorsqu’il s’agit de réprimer révoltes, manifestations et mouvements d’occupation écologistes. C’est le fameux « l’ordre règne » écrit sur une affiche de 1968 représentant un manifestant blessé sur un brancard.
L’autorité semble avoir supplanté l’ordre dans le cœur des politiciens droitiers. Elle est présentée comme une valeur en soi. Manuel Valls, dont il ne s’agit plus de prouver qu’il est un homme de droite, étant passé d’un parti à propos duquel il déclarait que le mot « socialisme » était « sans doute dépassé3 » à un parti de droite espagnol (Ciudadanos), en est une bonne illustration. Il affirmait en effet en 2015 que « l’autorité est une valeur ». Si l’autorité est une valeur, alors une dictature aurait au moins une vertu, celle d’être autoritaire. Mais c’est absurde puisque l’autoritarisme est justement le fond du problème d’une dictature.
Il me semble que la devise de la France révolutionnaire commençait par le mot « liberté », et non par le mot « autorité ». C’est que la liberté est une valeur universelle, qui s’épanouit dans l’égalité, encourageant ainsi la fraternité. Ces mots, si usés soient-ils par la réalité de l’histoire de France, restent des valeurs. Ils ne sont dévalués que par leur trahison. L’autorité, elle, mène au pire dans son application la plus sincère. L’autoritarisme a tué la révolution soviétique en Russie, elle a mené au pire en Europe sous le fascisme et le nazisme. L’autorité n’est pas une valeur, c’est une violence, virtuelle ou actuelle : lorsqu’elle n’est plus respectée par la menace, elle se rappelle à nous par les coups, comme les CRS qui matraquent et éborgnent les manifestants ou délogent les occupants.
La droite traditionnelle veut « rétablir l’autorité de l’État ». Ce sont les mots du malheureux candidat François Fillon4 qui a vu l’autorité de l’État tant souhaitée se rétablir à ses dépens. « Il n’y a plus d’autorité de l’État » disait aussi Nicolas Sarkozy en 20155. « Il y a une crise de l’autorité républicaine », se plaignait Laurent Wauquiez en 20146. Le message est clair : les français ne se sentent plus représentés par cette classe politicienne, frappons plus fort ! Voilà la logique derrière cet autoritarisme, logique qu’on a vu violemment à l’œuvre dans la répression du mouvement des Gilets jaunes, à qui l’on a répondu, suite à leurs revendications sociales et démocratiques, par des coups et des lois liberticides.
Ne serait-il pas plus judicieux de répondre par plus de démocratie ? « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude car elle ne se suffit pas à elle-même. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là. On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace7. » Cette déclaration d’Emmanuel Macron est d’une sincérité rare. La haine de la démocratie y est exprimée certes de façon policée, avec de jolis mots, mais de façon tout à fait claire. De Gaulle, Napoléon, Louis XVI, Macron, la monarchie trouve toujours de fidèles partisans, parmi ceux, bien sûr, qui se voient eux-mêmes en monarques.
Car tous ces partisans de l’ordre, de l’autorité ou de la monarchie n’aiment l’autorité qu’entre leurs mains, ils n’aiment pas plus que n’importe qui la subir. Il y avait plus de profondeur dans les échanges collectifs des Nuits Debout que dans ces discours autoritaristes. La volonté populaire est là pour que la démocratie s’étende. Chacun commence à prendre conscience que nous pouvons gérer nos affaires collectivement à l’échelle du quartier, du village ou du lieu de production. L’idée peut encore progresser, mais elle mûrit doucement. Certes, la tendance est encore un peu trop de demander à la classe politique de nous céder une part de pouvoir, par des éléments de démocratie « participative ». Mais très vite, on comprendra que c’est nous qui n’avons rien à leur céder et que nous pouvons nous organiser sur une base locale.
Les extrêmes se rejoignent
Démocratie directe, autogestion, communisme, anarchisme… toutes ces idées sont classées dans la catégorie « extrême gauche ». C’est bien joli d’avoir des idées généreuses de démocratie, de liberté, d’égalité et de fraternité, mais n’y a-t-il pas un danger dans l’excès ? Un dicton politique affirme que les extrêmes se rejoignent : il y aurait un danger équivalent de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Les faits sont là : l’extrême gauche a donné le totalitarisme en URSS et l’extrême droite, le totalitarisme fasciste.
Mais la réalité est un peu plus complexe que ces seuls deux exemples. D’abord, le mot « extrême » est assimilé à l’excès, l’exagération : c’est un mot connoté qui fait savoir d’office qu’il y a « trop » de quelque chose. Or, peut-il y avoir trop de liberté ? On peut le penser et refuser les positions anarchistes qui prônent une liberté non pas illimitée mais la plus grande possible : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne8. »
De l’autre côté du spectre politique, à l’extrême droite, on met plutôt l’accent sur l’autorité, thème déjà abordé plus haut. Les positions autoritaristes ne rejoignent en aucune façon les positions libertaires. La valorisation de l’autorité et de l’obéissance est tout à fait contraire à la valorisation de la liberté et de la démocratie. Sur les questions de liberté, extrême droite et extrême gauche s’opposent. Sur les questions d’égalité également : quand l’extrême gauche veut plus d’égalité économique, plus d’égalité de genre, de « race », etc., l’extrême droite veut hiérarchiser selon la nationalité, la culture, la « race », le genre, etc. Ces extrêmes sont, de façon assez attendus, les deux bouts les plus éloignés d’un bâton au milieu duquel les « modérés » prennent des positions intermédiaires.
Un peu de liberté, un peu d’autorité, un peu d’égalité, mais tout de même une bonne dose d’inégalité… Voilà des positions modérées. Là encore, le mot « modération » est connoté, cette fois positivement, dans une perspective qui valorise le juste milieu. Mais le juste milieu est-il toujours la position la plus juste ? Dans une société où l’esclavagisme est présent mais où l’on commence à prendre conscience de son injustice, l’extrême droite est pour le maintien de l’esclavage et l’extrême gauche pour son abolition. Les modérés, eux, sont pour une amélioration de la condition des esclaves ou une abolition progressive avec des compensations pour les esclavagistes. Est-ce que, dans ce cas, la position modérée est la meilleure ? Est-ce qu’un peu d’injustice est plus souhaitable que plus du tout d’injustice ?
Les positions extrêmes du paysage politique varient d’ailleurs avec le temps. J’ai évoqué l’esclavagisme, mais si l’on remonte à la Révolution Française, les républicains étaient considérés comme l’extrême gauche alors qu’aujourd’hui ce terme est repris dans le nom d’un parti conservateur. Les extrêmes politiques sont donc relatifs : il s’agit de la position relative des idées mais il n’y a pas d’extrême de façon absolue. Lénine lui-même critiquait le « gauchisme » et l’anarchisme. Il avait à sa gauche Rosa Luxemburg, les conseillistes ou encore Makhno. C’est d’ailleurs parmi ces extrêmes de l’extrême gauche que sont venues les critiques les plus virulentes de l’autoritarisme du régime léniniste puis stalinien, en actes, avec la révolte de Kronstadt, ou en paroles, avec le livre de Voline, La révolution inconnue.
Excès des extrêmes ? Mais l’excès est-il le monopole des extrêmes ? Est-ce un gouvernement extrémiste qui a pratiqué la torture en Algérie ? Est-ce que ce sont des extrémistes qui ont voté les pleins pouvoirs à Pétain ? On aurait sans doute tendance à les classer de la sorte aujourd’hui, mais il est bon, pour pouvoir interpréter lucidement la politique d’aujourd’hui, d’avoir conscience que ces gens étaient tout à fait au centre du jeu politique, pas aux extrêmes. Le centre n’est pas exempt d’excès, il n’est pas sans violences et sans abus : politiques bellicistes, abus de privatisations, lois liberticides… Tous ces excès peuvent tout à fait venir de partis jugés « modérés », parce que cette « modération » est principalement géographique. Ils sont au centre de l’assemblée, mais cela ne les protège aucunement des excès.
Les dictatures sont des pays tout à fait vivables
On peut avoir tendance à ne pas écouter les lanceurs d’alertes lorsqu’ils soulignent les dérives autoritaires des régimes occidentaux. Certains parlent de post-démocratie. Edward Snowden a révélé un gigantesque programme de surveillance de masse par la NSA. Le Haut Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU a exprimé sa préoccupation pour les libertés fondamentales en France suite à la transposition dans le droit commun des mesures de l’état d’urgence9 puis face à la répression du mouvement des Gilets jaunes10.
La montée de l’extrême droite en Pologne, en Hongrie, en Italie, aux USA et ses scores de plus en plus élevés en France inquiètent, mais le danger de l’autoritarisme et du recul des libertés nous arrive également par le centre. La raison du recul des libertés en France serait qu’il faudrait sacrifier un peu de nos libertés pour notre sécurité à cause des attentats. Mais en quoi ne pas être libres nous sécurise ? L’état d’urgence permettait par exemple des restrictions au droit de manifestation. C’est certes une atteinte à une liberté au nom de la sécurité, mais si l’on voit bien où se situe la baisse de liberté, on se demande ce qui augmente la sécurité. Un attentat ne pourra pas toucher des manifestants si la manifestation est interdite, puisqu’il n’y aura pas de manifestation, la logique est implacable. Mais il y a d’autres rassemblements, les gens continuent de sortir de chez eux et de se rencontrer, on n’interdira pas pour autant aux gens de sortir de chez eux. N’est-ce pas dangereux d’aller au travail ? Interdisons le travail, fermons les entreprises ! Non, soyons réalistes, n’interdisons que les manifestations.
En quoi ces mesures sont-elles efficaces contre le terrorisme ? Probablement en rien. Aucune évaluation n’a été faite du mille-feuille de lois antiterroristes votées ces trente dernières années. La logique de ces politiques est un mélange de stratégie du choc et de stratégie du shadock. Stratégie du choc, parce que chaque nouvel attentat justifie une nouvelle loi liberticide, visant prétendument le terrorisme mais se retournant dans les faits sur de simples opposants politiques, comme le reconnaissait François Hollande, cité dans Un président ne devrait pas dire ça : « C’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21 » dit-il. Et il ajoute : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu d’attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. » Stratégie du shadock, parce que chaque nouvel attentat est instrumentalisé comme preuve de la nécessité des lois liberticides. Le discours tenu est à peu près celui-ci : puisque le problème existe toujours, les lois liberticides restent nécessaires. Qui traduit la logique suivante : puisque ces lois sont inefficaces, cela prouve qu’elles sont indispensables. On pourrait plus simplement penser que leur échec prouve leur inutilité et que la démonstration est faite que limiter les libertés ne renforce pas notre sécurité.
C’est peut-être l’extrême droite qui terminera le travail de sape des libertés fondamentales, toutefois, il a été déjà bien entamé par les partis de gouvernements qui n’ont pas attendu que les fascistes soient au pouvoir pour œuvrer dans ce sens. Mais nous ne sommes pas encore en dictature. On a déploré la manifestation en circuit fermé de 2016, mais elle n’était pas une défaite complète : cette manifestation a été imposée malgré tout face à une volonté d’interdiction complète. C’est en manifestant que nous avons maintenu ce droit de s’opposer dans la rue. Les libertés diminuent, il y a une tendance lourde à leur remise en cause, mais elles résistent encore car nous résistons encore.
1 Manifeste du parti communiste, Marx et Engels, 1848.
2Joseph E. Stiglitz imagine ce que serait un monde qui ferait l’inverse, c’est-à-dire qui accepterait la libre circulation des humains et non des capitaux : « Les pays rivaliseraient pour attirer les travailleurs. On leur promettrait de bonnes écoles et un bon environnement, ainsi qu’une fiscalité faible sur les salariés. On pourrait financer tout cela par de lourds impôts sur le capital. » Le prix de l’inégalité, Les Liens qui Libèrent, 2012.
3 Valls pour l’abandon du mot « socialisme », AFP, Le Figaro, 14 juin 2009 http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2009/06/14/01011-20090614FILWWW00014-valls-pour-l-abandon-du-mot-socialisme.php (lien vérifié le 27 février 2019)
4 Fillon veut « rétablir l’autorité de l’État », AFP, Le Point, 6 octobre 2016 http://www.lepoint.fr/politique/fillon-veut-retablir-l-autorite-de-l-etat-06-10-2016-2074156_20.php (lien vérifié le 27 février 2019)
5 Sarkozy : « il n’y a plus d’autorité de l’État » en France, RFI, 3 novembre 2015 http://www.rfi.fr/france/20151103-sarkozy-autorite-etat-france-securite-republicains-partis-politiques (lien vérifié le 27 février 2019)
6 Wauquiez : « il y a une crise de l’autorité républicaine », Le Figaro, 2 novembre 2014 http://www.lefigaro.fr/politique/2014/11/02/01002-20141102ARTFIG00241-wauquiez-il-y-a-une-crise-de-l-autorite-republicaine.php (lien vérifié le 27 février 2019)
7 L’étonnante réflexion de Macron sur la figure du roi en France, Bruno Roger-Petit, Challenges, 10 juillet 2015 https://www.challenges.fr/politique/macron-et-la-figure-du-roi-une-charge-accablante-pour-sarkozy-et-hollande_75191 (lien vérifié le 27 février 2019)
8 Michel Bakounine, Dieu et l’État
9 https://www.ohchr.org/Documents/Issues/Terrorism/OL_FRA22.09.17_FR.pdf (lien vérifié le 27 février 2019)
10 France : des experts de l’ONU dénoncent des restrictions graves aux droits des manifestants « gilets jaunes », 14 février 2019 https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=24166&LangID=F (lien vérifié le 26 mars 2019).