Chapitre 4

Chapitre 4 : On nous veut du bien

Mixité sociale : et si on mélangeait les riches et les pauvres ?

Dans ce monde hostile régi par les règles du capitalisme, certains cherchent des solutions pour améliorer notre situation. L’une des critiques récurrentes contre la société actuelle repose sur le constat qu’elle est de plus en plus inégalitaire. Cette inégalité croissante a été brillamment décrite par la monumentale recherche dirigée par Thomas Piketty1. Si certains justifient les inégalités en prétendant que peu importe qu’il y ait des fortunes immenses tant que l’on réduit la misère, misère définie non de façon relative mais absolue, la réalité est que les grosses fortunes se forment en créant de la pauvreté, que ce soit en captant le fruit de la croissance ou en faisant des profits sur le dos de salariés mal payés (en fait, les deux vont ensemble).

Les inégalités sont de plus un problème politique. Si, pour la plupart d’entre nous, l’argent est un moyen de paiement qui nous permet de nous loger, nous vêtir, nous nourrir et nous divertir, il devient un instrument de pouvoir lorsqu’il se présente sous forme de capital, sous forme d’actions, de titres de propriété sur des moyens de production. Si l’on a du mal à s’imaginer ce que peuvent bien faire de toute leur fortune les ultra-riches quand on arrive à vivre de façon relativement satisfaisante avec deux SMIC dans un ménage, c’est parce que notre bon sens nous rappelle, à juste titre, qu’une fois mangé un déjeuner, on pourrait éventuellement en prendre un second mais difficilement un troisième. Mais la richesse, si elle modifie la quantité et la qualité de la consommation, ne consiste pas essentiellement dans cette abondance matérielle du quotidien. Bien sûr, elle permet d’avoir de plus grosses voitures, de belles villas et une nourriture très coûteuse, mais si ce type de consommation ostentatoirement luxueuse peut choquer, elle n’est en fait pas le problème principal que posent les inégalités.

La richesse, sous forme de capital, est un pouvoir politique, un droit de commander et d’exploiter des travailleurs donné par le droit de vote des actionnaires ou le titre de P-DG. C’est un exemple de ce que Marx avait théorisé à propos de la transformation d’une quantité en une qualité, en une propriété nouvelle. Ici, pour simplifier, un peu d’argent est un moyen de consommation, beaucoup d’argent est un instrument de pouvoir sur des gens.

Présenté sous cet aspect, on peut donc dire que les inégalités posent un problème démocratique en donnant un pouvoir exorbitant aux capitalistes sur les travailleurs sur le seul critère de la richesse, sans même passer par la légitimation de la représentation populaire, si critiquable puisse-t-elle être elle-même d’un point de vue démocratique. Les inégalités économiques sont sources d’inégalités politiques. On le comprend quand on envisage l’entreprise comme un lieu politique, une société où le patron, non élu par les travailleurs, a un pouvoir sur ses salariés. On le comprend encore plus facilement lorsqu’on envisage ce pouvoir de l’argent via le lobbying des grandes entreprises. Les inégalités économiques sont donc bien un problème non seulement selon des critères purement économiques mais elles sont aussi un problème pour la démocratie.

Face à ce problème de fond du capitalisme, certains cherchent des solutions : redistribution par l’impôt, socialisation des moyens de production, expropriation… Mais une solution d’apparence généreuse ressemble à un grand tour de passe-passe pour tout changer afin que rien ne change : la mixité sociale.

La mixité sociale est une politique de diversion : elle prend des apparences généreuses pour justifier les inégalités. « Il faut une politique de mixité sociale ». Quelle générosité ! Mais pourquoi donc « mixité » et non pas « égalité » ? Mixité sociale veut dire qu’on mélangera riches et pauvres. Mais si mélanger de l’eau chaude et de l’eau froide nous donne de l’eau tiède, mélanger des riches et des pauvres nous laisse des riches toujours aussi riches et des pauvres toujours aussi pauvres. Lorsqu’on prône la mixité « raciale », bien sûr, le but n’est pas la disparition des différences physiques et culturelles entre les gens, même si le métissage est possible, mais que les gens soient égaux tels qu’ils sont et tels qu’ils seront. La fin de l’apartheid racial est la fin des stéréotypes de « races » mais pas la fin des différences. C’est même la libération des différences du carcan caricatural des stéréotypes racistes réduisant les personnes à quelques traits choisis.

Mais que vient faire cette logique en termes économiques ? La mixité sociale propose qu’on « tolère » les gens tels qu’ils sont, mais ici, cela veut dire qu’on les tolère en tant qu’inégaux, et non pas qu’on les reconnaisse égaux. Il n’y a que du bon à valoriser les différences culturelles et physiques, mais quel est le but de se contenter des différences de revenus, c’est-à-dire des inégalités économiques ? La fin de l’apartheid racial est évidemment une bonne chose dans son acceptation des différences physiques et culturelles. Mais la logique de la mixité sociale repose sur le fait de tolérer les différences de richesses, de tolérer les inégalités. Voilà le fond de l’arnaque de la mixité sociale. Ne serait-il pas plus juste de mettre des moyens dans la réduction voire l’abolition des inégalités économiques plutôt que de prévoir des budgets pour mettre un riche à côté de cent pauvres ou dix pauvres à côté de cent riches. Quelle générosité étrange que d’offrir un voisin riche à des pauvres ou un voisin pauvre à des riches : on fait de la redistribution territoriale plutôt que de la redistribution de revenus. On déplace les riches, on déplace les pauvres, mais on ne touche surtout pas aux inégalités, on ne déplace pas les richesses pour les redistribuer. Politique faussement de gauche.

Aider les 6 millions de chômeurs à trouver les 200 000 emplois vacants

La logique méritocratique justifie aussi bien les positions sociales dominantes que les positions sociales dominées. Le slogan méritocratique d’apparence positif et motivant, « si tu veux, tu peux ! » a sa contrepartie bien moins sympathique : « si tu as la vie dure, tu en es entièrement responsable ! » Seulement, dans une société basée sur la concurrence plutôt que la coopération, dans une société organisée pour qu’il y ait des gagnants et des perdants, logiquement les vainqueurs réussissent en écrasant les perdants : celui qui réussit le fait peut-être grâce à son talent, mais il le fait au détriment des autres. Ceci souvent sans méchanceté, mais il est logique que lorsqu’il y a une place dominante pour cent dominées, celui qui obtient la place dominante le fait au détriment des autres.

Depuis des décennies, on tient un discours qui tend à rendre les chômeurs responsables de leur situation peu enviable. Ce discours semble tout à fait cohérent avec l’idéologie méritocratique, semble-t-il : si l’on est en désaccord avec cette idéologie, on peut au moins lui reconnaître une certaine cohérence et une certaine sincérité. Je crois en réalité que ce discours culpabilisant ne peut être sincère. En effet, le discours méritocratique n’existe pas seul, il est inclus dans un ensemble de dogmes qui constituent l’idéologie capitaliste.

Monsieur le Président de la République Emmanuel Macron a grossièrement « conseillé » une personne au chômage pour lui dire de traverser la rue pour trouver un emploi2. L’idée, si l’on peut utiliser ce mot pour une telle non-pensée, est que qui cherche du travail trouve forcément. L’argument classique sont les fameux emplois vacants. On a largement répondu à cet argument facilement contré par deux chiffres simples : 153 216 emplois vacants, 5 600 000 chômeurs3. Le débat est clos : ceux qui prétendent que les chômeurs n’ont qu’à se bouger pour bosser sont d’une malhonnêteté intellectuelle évidente. Ils ne font que s’appuyer sur un préjugé qu’ils alimentent : six millions de chômeurs, ce serait six millions de fainéants.

La paresse semble d’ailleurs être un vice pour certains plus que pour d’autres : personne ne se plaint de l’oisiveté des actionnaires. Pourtant, leur statut leur permet de toucher un revenu sans travailler, qui repose sur le travail d’autrui. On appelle ce revenu « dividende », mais on pourrait tout aussi bien le qualifier d’allocation et traiter ces actionnaires d’assistés.

Mais on préfère garder ces mots pour les « demandeurs d’emploi ». Voilà une autre notion volontairement biaisée. On parle d’offre et de demande parce qu’on considère que l’emploi est un marché comme un autre. Restons dans la logique capitaliste, ne nous fatiguons pas à expliquer ce qui devrait être, contentons-nous de penser dans les termes dominants, dans les termes capitalistes. Sur le marché des pommes, le vendeur offre des pommes et l’acheteur les demande. Donc, logiquement, l’acheteur, le demandeur, paye la pomme au vendeur, l’offreur. Sur le marché de l’emploi, l’offreur, c’est le patron, le demandeur, c’est le chômeur. Donc, logiquement, celui qui demande l’emploi, le chômeur, le paye à celui qui l’offre, le patron. Cela semble étrange, n’est-ce pas ? Quel cadeau incroyable nous fait-on à nous payer pour travailler alors que ce devrait être l’inverse !

Évidemment, il n’y a aucun cadeau, et il n’y a rien de logique à payer pour travailler : ce sont simplement les mots qui ont volontairement été inversés par nos dirigeants pour faire passer les travailleurs pour des demandeurs, qui ne feraient que recevoir, et les patrons comme des offreurs, qui auraient le beau rôle de donner, alors que la réalité est exactement inverse. En effet, reprenons les choses à l’endroit. Sur le marché du travail (et non de l’emploi), le travailleur offre sa force de travail et le patron demande cette force de travail. Le travailleur est donc payé parce qu’il offre sa force de travail et le patron le paye parce qu’il demande cette force de travail : tout redevient logique.

Vous remarquerez que l’astuce réside à la fois dans le fait de faire passer l’offre pour la demande et inversement mais également de se centrer sur l’emploi plutôt que sur le travail. Avec ce centrage sur l’emploi, le patronat se donne le beau rôle de « créateurs d’emplois ». Il se présente comme plus actif que le prolétariat qui se contenterait de se faire embaucher. Mais si l’on se recentre sur le travail, même dans la logique capitaliste de marché du travail, on redécouvre que c’est le travailleur qui est actif et le patron qui reçoit.

Sélection à l’université : la fin de l’égalité des chances

Suite aux mouvements contre la mise en place de la sélection à l’université avec le système de Parcoursup, politiciens et médias se sont indignés des dégradations qu’auraient subies ces établissements de la part des étudiants grévistes mobilisés. Pourtant, la ruine des universités ne date pas de ces mouvements d’occupation : un blog était même consacré a l’état déplorable des locaux bien avant ces événements4.

À Reims, la faculté de lettres est en ruines depuis le début des années 2000 : les locaux menacent littéralement de s’écrouler et sont fermés. Les locaux manquants n’ont été compensés que par des modules préfabriqués toujours en place aujourd’hui. Un vieux tag fasciste représentant une croix celtique et barré d’un tag antifasciste lui répondant « mort aux fafs ! » sont restés pendant une bonne vingtaine d’années et étaient encore visibles il y a peu. Ce n’est donc apparemment qu’après la contestation de Parcoursup que nos hommes politiques s’inquiètent des tags dans les facs et des dégradations, mais l’essentiel des dégradations vient de l’absence d’entretien des universités depuis des décennies.

Mais soyons réalistes, il y a bien trop d’étudiants pour qu’ils soient tous accueillis par l’université. Certes, mais il y en avait déjà trop dans les années 2000. Les professeurs de l’université de Reims, demandant plus de moyens pour accueillir les étudiants se sont vu répondre, à l’époque, qu’ils n’avaient qu’à donner des cours sur une plage horaire plus grande. Le nombre d’étudiants n’a fait que croître depuis, et c’était prévisible, mais plutôt que d’augmenter les moyens, le nombre de professeurs et d’adapter les locaux, on a volontairement laissé pourrir la situation. Il était facile de déclarer ensuite qu’on ne pouvait pas accueillir tout le monde. La solution était toute trouvée : la sélection.

« C’est un fait, il y a trop de monde. Que voulez-vous qu’on fasse ? Tirer au sort ou sélectionner ? Sélectionner est tout de même plus juste, ne trouvez-vous pas ? » Non, ce n’est pas un fait qu’il y a trop de monde, si on se penche sur l’offre plutôt que la demande, on dira plutôt que le fait est qu’il n’y a pas assez de moyens. Non, sélectionner n’est pas la meilleure des solutions, la meilleure solution est d’accueillir tout le monde, il suffit pour cela de s’en donner les moyens, comme on s’en était donné les moyens jusque là. « Quels moyens ? Les caisses sont vides ! » Vous êtes-vous posé cette question lorsque vous avez supprimé l’ISF sur les valeurs mobilières ou que vous avez mis en place la flat tax ? Si les caisses sont vides, remplissez-les en rétablissant l’ISF par exemple, rien de plus simple !

La sélection a priori est non seulement injuste selon les principes de gauche qui prônent un accès le plus large possible à l’éducation. Mais ils contredisent également un principe de droite : l’égalité des chances. En effet, si l’égalité des chances est déjà une égalité bien imparfaite, puisqu’elle n’est égale qu’au départ et non à l’arrivée (on est censé partir avec les mêmes chances de réussites mais certains réussissent et d’autres échouent), la sélection supprime pour certains la possibilité même de réussir en les empêchant d’accéder à la ligne de départ. Les partisans de l’égalité des chances ne devraient-ils pas plutôt demander à ce que les cours soient ouverts à tous, les examens également, que chacun ait la possibilité de tenter sa chance sans condition préalable ? Avec la sélection il n’y a plus d’égalité des chances car ils n’y a plus ni égalité ni chance.

1Le capital au XXIè siècle, Thomas Piketty, Le Seuil, 2013.

2Macron à un jeune chômeur : « Je traverse la rue, je vous trouve un emploi », Le Parisien, 15 septembre 2018. http://www.leparisien.fr/politique/macron-a-un-jeune-chomeur-je-traverse-la-rue-et-je-vous-trouve-un-emploi-15-09-2018-7889829.php (lien vérifié le 26 mars 2019).

3 Emplois vacants : le problème n’est pas celui qu’on croit, Gérard Horny, Slate, 21 septembre 2018. http://www.slate.fr/story/167468/economie-emplois-vacants-chomage-probleme-recrutement (lien vérifié le 26 mars 2019)

4 https://universiteenruines.tumblr.com/ (lien vérifié le 26 mars 2019)

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